Photos
d'Auschwitz
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Il existe à travers le monde une confrérie d’hommes et de femmes de toutes
les races, de toutes les nationalités, de toutes les classes sociales, de
toutes les religions. Elle se distingue par un numéro tatoué sur le bras
gauche. Que deux porteurs de ce signe de reconnaissance se rencontrent à
l’usine ou sur une plage, à New York ou à Paris, à Berlin ou à Varsovie, à
Rome ou à Odessa, à Alger ou à Bruxelles, ils cessent d’âtre des étrangers
l’un pour l’autre et peuvent se dire : « Tu te rappelles ? » Car ils ont
connu Auschwitz-Birkenau.
Le matricule sur le bras traduit immédiatement une communauté de souvenirs
gravés dans la chair et dans le cœur, une similitude de cauchemars et de
vocabulaire, une même réserve en la mémoire de visages effacés, de
squelettes chancelants, de cadavres et de fumées qui font brusquement
irruption dans leur vie d’aujourd’hui, brouillant les pages d’un livre ou
les traits d’un visage aimé. « Tu te rappelles ? »
Lorsque le dernier tatoué d’Auschwitz aura disparu, lorsqu’il ne restera
plus un seul témoin vivant, combien de temps se souviendra-t-on encore ?
Combien de temps la pensée des peuples se tournera-t-elle vers le musée
d’Auschwitz-Birkenau qui conserve pieusement les baraques, les cours où
l’herbe repousse, les cheveux qui grisonnent comme des cheveux vivants,
les robes, les chaussures pour des enfants qui n’ont jamais grandi, les
poupées terrifiantes : elles ont cessé d’âtre des jouets pour devenir
preuve et symbole du crime le plus monstrueux de tous les temps, le
massacre « rationnellement » délibéré des innocents.
Dans ce temps-là, des étudiants des générations nouvelles trouveront dans
une bibliothèque les témoignages de ceux qui, par miracle, survécurent.
J’espère qu’ils seront d’abord incrédules, que dans ce temps-là il
n’existera rien dans le monde qui puisse leur servir de point de
comparaison avec l’univers dément édifié par les nazis pour déblayer
l’espace vital où s’étalerait leur victoire : le camp d’extermination
d’Auschwitz-Birkenau, le monument le plus significatif du nazisme.
C’est en pensant aux lecteurs de demain que j’ai lu le livre de Krystyna
Żywulska (Sonia Landau). Très populaire en Pologne, et déjà traduit en
anglais, il arrive en France à son heure au moment où les Français, grâce
aux rescapés, aux livres qu’ils ont écrits, aux films, aux musiques « in
memoriam », grâce aux pèlerinages et à l’effort de ceux qui luttent contre
l’oubli, commencent à savoir ce que signifie Auschwitz-Birkenau,
réalisation la plus parfaite du système concentrationnaire et choisi à ce
titre comme leitmotiv du film « Nuit et Brouillard ». Le livre de Krystyna
vient à son heure parce que l’actualité ne nous permet pas de considérer
que les souvenirs d’Auschwitz sont entrés dans l’histoire et ne corrompent
plus le présent. Il vient à l’heure où s’instruit à Kiel le procès de
Glauber, le médecin dont les « expériences », destinées à donner corps aux
conceptions démographiques très particulières des SS, marquent encore la
chair des rares survivantes du block 11. Il vient à l’heure où les
officiers supérieurs SS, jusqu’au grade de lieutenant-colonel inclus, vont
pouvoir encadrer la nouvelle Wehrmacht. Ils ne risquent pas de reconnaître
un jour le tatouage sur le bras d’un de leurs soldats : les enfants passés
par Auschwitz se trouvaient pour toujours dispensés de service militaire.
Il vient à l’heure où, dans un monde inquiet, fébrile, sévissent toujours
le racisme et les séquelles du nazisme, mais où croît inéluctablement le
nombre de ceux qui veulent à jamais l’abattre.
La dernière fois où j’ai été à Birkenau, tandis que je parcourais les
cours abandonnées et encore vénéneuses, les blocks où les pas font
bruyamment s’envoler des oiseaux silencieux bien des visages se levaient
devant moi : amis disparus, survivants intégrés dans leur vie ressuscitée,
travaillant dans leur laboratoire ou leur atelier, faisant leur marché,
berçant un enfant, et il m’était difficile de les imaginer, squelettes
vêtus de hardes et couverts de furoncles, errant dans ces rues du camp,
fuyant la sinistre cour du block 25. Je pensais aussi aux diverses scènes
du livre. J’essayais de situer dans les blocks, dans les bois, les
rencontres, les supplices et les révoltes des victimes.
L’ouvrage se présente sous une forme romancée, parti pris qui peut heurter
l’historien mais rend plus accessible aux non initiés l’atmosphère
véritable du camp, en intégrant dans la vie quotidienne des scènes
d’horreur qui risqueraient d’apparaître pour un esprit non averti, une
exagération morbide. Cette forme romancée rend évident le fait que des
êtres sous la constante menace de la mort, dont la mort devient l’élément
naturel, gardent l’atroce pouvoir du souvenir même si leur affectivité est
émoussée par la faim et l’extrême tension nerveuse même si cette tension
les conduit à la folie. La forme adoptée par Krystyna permet d’admettre
l’ubiquité du personnage principal, l’auteur elle-même. Elle reste la
jeune résistante polonaise, incarcérée à Varsovie avant d’âtre initiée aux
« rites » du camp, mais elle devient aussi une sorte de conscience
collective, un symbole de la déportée consciente. Ainsi, elle peut faire
sortir son « double » du block, le mettre en rapport avec tous les
éléments du camp, le faire assister à tous les événements quotidiens ou
inhabituels, les arrivées et les sélections, et l’entassement du troupeau
dans la chambre à gaz, et les cris de révolte des mères et les suicides,
et la folie. Vers « Krystyna-symbole » peuvent converger tous les mystères
du camp, tous les secrets des cœurs. Elle peut arbitrer les tas de
personnalités, de nationalités ou de races, tenter même de deviner si les
SS sont des êtres humains, participer aux efforts désespérés d’entraide et
de survie qui s’appellent la Résistance au camp.
Il faut souligner aussi que l’horreur qui baignait la vie de tous les
déportés comportait des nuances différentes pour les divers groupes des
multiples nationalités. Si les Juifs polonais étaient, comme tous les
autres Juifs promis à l’extermination rapide, les Polonais aryens
pouvaient plus longtemps survivre et garder plus longtemps leur conscience
d’êtres humains. Ils n’étaient pas perdus dans un “no man’s land” sans
limite. Ils pouvaient calculer la distance entre le camp et leur ville
natale. Ils pouvaient rêver d’évasion. Certains recevaient des colis, des
lettres qui tiennent une place importante dans le livre de Krystyna. Pour
qui connaît bien les conditions de la vie au camp, il est aisé d’imaginer
les sentiments des prisonnières affamées, des Françaises, des Belges ou
d’autres lorsque les « heureuses » ouvraient les colis qui pour elles,
signifiaient « chez nous ». Les manifestations individuelles de la
solidarité ou de l’amitié ne pouvaient pas panser toutes les blessures.
Ceux qui recevaient des colis, ceux qui occupaient dans le camp une
situation privilégiée pouvaient garder un minimum de spécificité humaine.
Dans la véritable ville que représentait Birkenau, avec le seul espace
d’une rue entre le camp des hommes et celui des femmes, on conçoit que des
contacts aient pu se produire, des intrigues se nouer, mais infiniment
rares et dangereuses, sur fond de terreur et de mort.
Seuls aussi, les privilégiés pourvus de fonction dans le camp avaient des
chances de percevoir des SS, hommes ou femmes, autre chose que l’aspect
monolithique d’une machine à donner la mort.
Il arrivait aux SS de “parler” avec des détenus médecins ou chefs de
blocks, au rouage infime de la hiérarchie intérieure du camp quitte à
froidement les désigner l’instant d’après pour la prochaine sélection. Ces
précisions me paraissent indispensables pour éclairer les divers aspects
du livre de Krystyna, pour souligner les traits qu’il n’aurait été
possible à aucune déportée française de mettre en lumière. Pourtant
Krystyna peut, elle aussi, dire « tu te rappelles » à ses camarades
françaises lorsqu’elles se retrouvent.
Parce que laisse apparaître la complexité des relations entre nationalités
dans les camps, parce que n’adoucit pas l’horreur des haines raciales
persistant dans l’enceinte de Birkenau, même si les éléments les plus
conscients tentent de s’opposer ensemble à l’anéantissement prévu par les
nazis et parient ensemble pour l’avenir, Krystyna apporte une pierre
supplémentaire à la muraille que, trop dispersés encore à travers le
monde, des hommes veulent dresser contre la haine, la bêtise,
l’oppression, la volonté de puissance et le sadisme, matériaux essentiels
de la doctrine nazie. Sous tous les cieux de l’Europe occupée, cette
doctrine a fait lever des constructions de pierre, de bois, de toile, de
sueur, de cendres et de sang qui avaient nom Treblinka, Belzec, Sobibor,
Buchenwald, Struthof, Ravensbrück, Dora, Bergen-Belsen...
Septembre 1956
Olga Wormser
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