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LES GRECQUES
Janda nous prévint qu’on attendait de nouveaux convois de Breslau. Breslau
nous envoyait, chaque semaine, une quinzaine de femmes. Cette fois-ci, par
erreur, probablement, les arrivantes furent dirigées sur le Camp A oů nous
allâmes les surveiller. Janda y vint avec nous, en compagnie de son
adorateur, que nous appelions “Brüderlein” (petit frère). C’était
l’un des SS les moins féroces. Il avait changé sous l’influence de son
amour pour Janda. Récemment encore, il entrait dans les salles de douches
pour nous frapper de sa cravache, ou bien il lançait des chiens sur nous,
histoire de rigoler un peu. Jusqu’au jour oů il s’était mis à plaisanter
avec Janda. Il en était tombé sérieusement amoureux. Janda avait décidé de
l’éduquer, en employant des méthodes psychologiques, suivies à la lettre
par Brüderlein. Un jour męme, il avait dit “Sie”61 à l’une de nous, ce qui
prouvait une véritable métamorphose intérieure.
Brüderlein donnait le bras à Janda. Nous formions trois rangs de cinq et
nous marchions dans un chemin sans barbelés, entre deux parties du camp.
Nous rencontrâmes des hommes, des “musulmans” affamés qui nous regardaient
de leurs yeux éteints. Ils cassaient de gros cailloux avec de petits
marteaux. D’autres, fatigués, s’appuyaient sur des pelles dans des fossés
fraîchement creusés. Ils nous enviaient, nous qui étions proprement vętues
et qui marchions d’un pas vif, comme si nous allions en excursion. En
passant près de ces squelettes vivants, nous avions honte d’ętre bien
portantes et rassasiées.
— Chantez ! — proposa Janda.
Nous continuâmes à marcher en silence. Comment chanter en regardant ces
malheureux ? Janda ne pouvait pas sentir cela, bien entendu. Elle avait
besoin d’un cadre agréable pour son amour et pour son bonheur.
Celui qui l’entourait était formé par les crématoires, les « musulmans »,
les pierres, les fossés et quelques arbres...
— Je chanterai, lorsque les hitlériens iront casser des cail-loux ! —
grogna Nela — maintenant, elle n’a qu’à chanter elle !
Nous passâmes près de la Blockführerstube. De la maisonnette verte, aux
fenętres fleuries, sortit l’Aufseherin Hase, détestée de tout le monde.
— Die Damen von der Effektenkammer? Allons, on va voir ce que vous avez
sur vous...
Elle s’approcha de chacune de nous et nous fouilla complètement. Elle
finit par sortir triomphalement du soutien-gorge de la tranquille Ania,
une paire de bas. Elle la gifla et hurla.
— Oů as-tu pris ces bas ? Pour qui ? Pour faire du commerce ? Tu n’as pas
assez à bouffer, tu veux les échanger contre des patates ? Was? Du dummes
Arschloch!
Ania se taisait. Sa joue portait la trace de la gifle. Janda, le dos
tourné, jouait avec un chien, faisant semblant de ne rien voir.
Hase inscrivit le numéro d’Ania.
Nous entrâmes dans le camp. Quelqu’un de la Block-führerstube nous
rattrapa. On nous ordonna de revenir sur nos pas et d’aider à hisser sur
un camion de vieilles femmes, assises devant les fenętres fleuries.
Je m’approchai de l’une d’elles et lui tendis la main. Elle se leva :
— Fais bien attention, en me tenant, mon enfant, tu ne sais pas à quel
point je suis fatiguée ! De tels voyages, à mon âge !
Je l’aidai à monter dans le camion. Elle répétait sans cesse, en souriant
et en hochant la tęte :
— Quel voyage ! quel drôle de voyage !
« Elle doit ętre folle — pensai-je — rien d’étonnant d’ailleurs ! »
Mes camarades s’occupaient d’autres vieilles femmes et les aidaient à
monter dans le camion qui démarra.
— Oů vont-elles ? — demanda Joasia à Janda, sur un ton d’écolière bien
sage.
Janda la regarda assez troublée...
— Schönes Wetter haben wir heute. Nicht wahr, Joasia62 il faisait en effet
très beau. Pourquoi Janda ne répondait-elle pas ? Je compris tout d’un
coup : j’avais, moi-męme, fait monter dans un camion des gens qui allaient
au crématoire. J’avais aidé cette gentille petite vieille qui aurait pu
ętre ma grand-mère, de mes propres mains je l’avais installée dans la
voiture de la mort !
« De toute façon, quelqu’un d’autre l’aurait fait. C’était un ordre, nous
ignorions de quoi il s’agissait. »
« Oui — répondait en moi une autre voix — les SS aussi obéissent à des
ordres. Eux, au moins, peuvent se justifier en disant qu’ils exterminent
leurs ennemis. Mais nous ? Et moi ? Il fallait refuser, au risque d’ętre
fusillée ! Ils arrivent à faire tout ce qu’ils veulent, car personne n’ose
les contredire. Ce n’est pas vrai que je ne savais pas... Eux aussi, ils
disent qu’ils ne savent pas ! Si j’avais réfléchi ... »
Cette idée ne me laissait pas en paix, je ne savais que penser. D’autre
part, ne valait-il pas mieux, pour ces vieilles, mourir ainsi, plutôt que
de souffrir au camp ?
« C’est donc une action humanitaire — répondait ironiquement en moi
l’autre voix. — Eux aussi justifient leurs crimes par des buts
humanitaires ! »
— Mon Dieu — gémit Nela à côté de moi — si quelqu’un m’avait dit, un jour,
que j’aiderais à tuer des gens.
Le camp avait son aspect habituel. Des visages grisâtres, émaciés, des
demi-cadavres qui se traînaient péniblement, avec leurs sabots, à la
recherche d’os dans les ordures... Des Sztubowa et des Stubendienste
portaient des chaudrons pleins de soupe. Parfois, au milieu de la
Lagerstrasse, un SS provoquait la panique avec sa cravache. Dans
l’ensemble, pas grand monde, tous ceux qui pouvaient travailler étaient
aux champs. Dans l’air, l’odeur aigrelette du rutabaga.
J’entendis nettement siffler un train : c’était un nouveau convoi venant
de Grèce. Janda nous ordonna d’aller dans une baraque et de surveiller les
nouvelles arrivantes.
J’entrai dans une immense baraque vide et je compris pour la première fois
le vrai sens du mot “Auschwitz”. Je compris à quel point j’étais endurcie,
puisque je pouvais pénétrer dans cette baraque sans frissonner d’horreur.
La terminologie du camp m’était familière : Zugang, Lagerstrasse,
Aufseherin, Blockführerstube... Je ne disais plus « camarade », mais
“Häftling”. Je ne demandais plus : « comment t’appelles-tu ? » mais « quel
est ton matricule ? » Brusquement, j’eus peur, en pensant aux questions
qu’allaient me poser les Grecques, j’eus peur à l’idée de voir ces femmes
belles et saines, qui ne se doutaient de rien.
Tout se passa comme je l’avais prévu : les Grecques, élancées, avec des
yeux noirs, et une peau mate, regardaient tout visage nouveau avec
inquiétude. Elles essayaient de nous faire comprendre quelque chose par
gestes. L’une d’elles s’adressa à moi en allemand :
— Oů sont allés nos parents en camion ?
— En camion ? — Je feignis l’étonnement.
— Il y avait trois camions — raconta-t-elle excitée.
On nous a dit que ceux qui étaient fatigués pouvaient partir en voiture.
Les vieillards sont montés et ils ont disparu, et nous, on nous a amenées
ici. Dis-moi oů ils sont allés, tu dois bien le savoir !
— Je pense qu’ils sont allés dans une autre localité, mais je n’en suis
pas sűre !
— Nous ne les reverrons donc plus !
— Je crois que non.
Les autres écoutaient, le visage tendu. La femme leur traduisit notre
conversation. Elles se mirent à pleurer.
On poussa violemment la porte et, dans la baraque entra un SS, très beau,
un vrai jeune premier, traits réguliers, visage agréable. Grand, mince, il
sourit gentiment et cria :
— Ruhe!
Qui est-ce ? demandai-je à une femme qui travaillait dans cette baraque.
— Mengele. Tu ne connais pas ce bourreau du Block des cobayes ?
C’était donc lui ! Je n’arrivai pas à établir un lien entre sa personne et
les horreurs qu’il avait commises. L’apparence peut donc tromper à un tel
point ! Cet homme semblait cultivé, honnęte, son visage inspirait la
confiance, et c’était lui qui faisait ces expériences monstrueuses ?
Je revoyais Alma Rose, l’une des nombreuses victimes de ce bourreau. Après
quelques jours passés dans son Block, elle s’était effondrée à bout de
nerfs. Et à combien d’autres avait-on greffé des glandes, enlevé la moelle
épinière, injecté des bactéries de maladies infectieuses. Je regardais ce
monstre au beau visage, qui ne voyait en nous que des cobayes, je
l’observais, je suivais attentivement chacun de ses gestes pour me
pénétrer de l’idée qu’un tel homme peut ętre un monstre !
— Dites-moi, s’il vous plaît — il parlait d’une voix douce et polie, comme
un professeur à des étudiants. — Y-a-t-il parmi vous une personne qui
s’appelle Zenira ?
Pas de réponse.
— Si quelqu’un connaît l’allemand, je le prie de se présenter.
Une femme d’une beauté classique, très brune, très élégante, avec un
chapeau blanc, sortit du rang.
— Je connais l’allemand — dit-elle avec coquetterie, comme une femme
consciente de sa beauté, qui s’adresse à un bel homme.
J’eus l’impression, pendant un court instant, qu’il allait se présenter et
qu’ils sortiraient de la baraque bras dessus bras dessous.
— C’est macabre ! — dit Basia. — Je me demande ce qui en résultera !
Pourvu qu’il ne nous remarque pas ! J’ai une de ces frousses !
— Je l’étranglerais avec plaisir. Je le hais plus que Hustek. Hustek, au
moins, porte sa bestialité sur sa gueule...
Mengele demanda avec galanterie à la femme grecque :
— Aidez-moi, je vous prie, à retrouver Lidia Zenira.
Pourquoi avait-il besoin de cette Zenira ? Il voulait la sauver, sans
doute ! J’avais entendu parler de tels cas. Il travaillait peut-ętre avec
quelqu’un de sa famille qui lui avait demandé de le faire ? Peut-ętre que
Mengele n’était pas un monstre, puisqu’il tenait tant à retrouver cette
personne ?
Une femme sortit du rang et déclara que Lidia Zenira, son amie, faisait
bien partie du convoi, mais que, très fatiguée, elle était partie en
camion.
— En camion ? — Mengele était inquiet. — Schade!63 murmura-t-il et il
partit.
— Que voulait-il ? — Nous nous perdions en conjectures. Wala entra.
— Ah ! Wala, pourquoi m’as-tu empęchée de mourir ? — lui dis-je. — A quoi
bon m’avoir sauvée, cela ne servira à rien, tu le sais bien, il faut
encore supporter tant de choses !
— Ne dis pas ça, Krystyna, la situation sur le front est excellente ! Aie
confiance ! Ce monstre est venu ici ?
— Oui. Qu’est-ce qu’il voulait, Wala ?
— Il fait des expériences sur des jumeaux. Dans le convoi d’aujourd’hui
devait arriver la jumelle de l’une de ses victimes. On a annoncé l’arrivée
du convoi et maintenant, il cherche partout cette femme.
— Il ne l’a pas trouvée, elle est partie en camion !
— Pauvre Mengele ! — soupira ironiquement Wala. — Il est si difficile de
trouver des jumelles ! Mais espérons qu’il y en aura d’autres ! On attend
de nombreux convois de Hongrie. On doit brűler environ un million de Juifs
hongrois. Je ne t’envie pas Krystyna, de travailler à Birkenau ! Mais, ça
ne fait rien, tu dois tenir ! Préviens les camarades. Ce sera l’enfer ici.
Mais nous sommes assez endurcies pour supporter le pire !
— Ils n’auront peut-ętre pas le temps d’exécuter leur plan, puisque tu dis
que la situation sur le front est si bonne !
Wala me regarda avec pitié.
— Nous n’entrons sűrement pas en ligne de compte dans les plans
stratégiques. Que veux-tu, Auschwitz est un petit village, et il y a tant
de camps ! Les bobards concernant un débarquement me font rire ! Nous nous
imaginons que nous sommes le nombril du monde ...
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Nous retournâmes à Birkenau. D’un pas lent, fatigué, nous rentrâmes dans
notre enfer.
Après la douche, nous avions encore une demi-heure avant la fermeture des
portes de notre baraque. Outre les barbelés qui entouraient Birkenau,
d’autres, qui n’étaient pas électrifiés, cernaient les crématoires.
D’autres encore séparaient les baraques des hommes de celles des femmes,
pour rendre impossible toute rencontre. A la demande de notre chef, on
avait męme mis des grillages à nos fenętres.
Je me dirigeai vers les baraques du Canada, avec un seau, bien entendu. Le
puits se trouvait sur l’emplacement du Canada. Par les portes ouvertes, on
assistait au travail nocturne, à l’intérieur des baraques. Des détenues
triaient et mettaient en paquets les affaires des gazés. « Le convoi des
femmes grecques, pensai-je, qu’est-ce qu’elles ont apporté ? » En męme
temps, je compris à quel point j’étais devenue insensible !
Dans les premières baraques, on étalait robes, chemises, chandails,
manteaux, dans les autres les valises et les sacs à dos. Plus loin, sous
une sorte de hangar, des chaussures, des monceaux de chaussures, de femmes
et d’enfants, de toutes les pointures et de toutes les formes. De grandes
bottes à semelles de bois ou de cuir, de petites chaussures à semelles de
liège... Plus loin encore, des voitures d’enfant abandonnées, de la
vaisselle cassée ou intacte, des livres en différentes langues. Le long de
la route par laquelle passaient les camions chargés de butin, traînaient
des photos et des livres de prière, souvent des dollars en papier et
d’autres monnaies. De la doublure des manteaux et des robes, on sortait
souvent des dollars, de l’or, des diamants, qu’on vendait pour une bouchée
de pain. Les photos et les livres de prière ouverts, accusaient...
« Je ne ramasserai pas ces photos, à quoi bon ? Pourquoi regarder les
visages qui brűlent en ce moment ? » — me dis-je. Mais une pensée malsaine
me poussa et je les ramassai. Un bébé souriant. gai, arrosait des
fleurs... Une tęte blonde apparaissait derrière des lilas. Un homme âgé
dans son laboratoire. La photo d’un jeune garçon, avec une dédicace,
écrite en allemand. “Meiner allerliebsten Sophie, in Erinnerung an die
schönen Tage in Saloniki. Sommer 1942”. Une femme à cheval, la męme avec
un violon, un couple en train de s’embrasser, des photos de famille, en
maillot de bain, des photos prises au bal, au tennis, des photos
d’enfants... Beaucoup d’enfants ! Entre les baraques, dans la
Lagerstrasse, on piétinait les souvenirs d’une vie éteinte.
Le SS de garde passa avec sa lampe, piétinant les livres de prière, les
vętements. Il éclaira les baraques, les ruelles, vérifiant s’il n’y avait
pas de détenues. Il alla jusqu’au tas de chaussures et revint.
J’étais près du puits. Je pompais l’eau lentement, très lentement. En face
de moi, une petite lumière dans la baraque des hommes. Les barbelés
étincelaient tout autour.
— Krystyna ! — j’entendis une voix masculine dans l’ombre. C’était Wacek.
Après une courte hésitation, je sautai dans l’espace sombre, entre les
baraques.
— Je te demande pardon, de t’exposer ainsi, mais... tu dois comprendre.
— Je comprends, la lune brille trop, n’est-ce pas ?
— Oui, et toutes ces étoiles qui scintillent, alors que tout nous est
défendu ! C’est à devenir fou ! Il y aura de nouveaux convois. Veulent-ils
brűler le monde entier ? C’est effrayant de regarder passivement les gens
qu’on conduit à la mort, sans qu’ils se doutent de rien.
Des pas approchaient. Nous nous collâmes contre le mur de la baraque, les
bras étendus. La lumière de la lampe était braquée dans notre direction.
Notre cśur battait. La lumière passa derrière nous et disparut.
— C’est Bedarf qui est de garde. Il faut que tu partes, mais attends qu’il
s’éloigne — murmura Wacek.
Nous étions silencieux.
— Comme ton cśur bat, Krystyna !
— C’est l’émotion...
— Écoute, il faut que je t’embrasse, crois-moi, il le faut, je n’en peux
plus... — en disant cela, il m’attira vers lui avec une force
extraordinaire.
Pendant un instant, un court instant seulement, les étoiles se mirent à
tourner au-dessus de moi, ma tęte bourdonnait.
— A qui le seau ? — cria quelqu’un près du puits.
— A moi !
Je courus et saisis le seau. Dans ma hâte, je répandis la moitié de l’eau.
On ferma les portes derrière moi. Il était grand temps de rentrer.
Je me couchai immédiatement. Basia était déjà au lit, très énervée.
— Oů étais-tu ?
— Elle avait un rendez-vous — dit quelqu’un.
— Avec qui ?
— J’embrassais un homme.
— Non ! — Basia tressaillit. — Tu divagues ! Comment ! Oů ?
— Mon Dieu ! Basia, quelle importance ! Dormons plutôt !
Demain. il y aura de nouveaux convois de Hongrie. Eux aussi s’embrassent
encore aujourd’hui... Et demain ? Bonne nuit Basia !
Je restai longtemps éveillée. Par les fenętres grillagées on apercevait un
lambeau de ciel étoilé. Un ronflement régulier et des soupirs profonds
montaient des lits. La cheminée fumait : des Juifs grecs étaient en train
de brűler..
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