Okładka -- Przeżyłam Oświęcim -- nowe rozszerzone, ilustrowane wydanie 2011

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   LES  GRECQUES


Janda nous prévint qu’on attendait de nouveaux convois de Breslau. Breslau nous envoyait, chaque semaine, une quinzaine de femmes. Cette fois-ci, par erreur, probablement, les arrivantes furent dirigées sur le Camp A oů nous allâmes les surveiller. Janda y vint avec nous, en compagnie de son adorateur, que nous appelions “Brüderlein” (petit frère). C’était l’un des SS les moins féroces. Il avait changé sous l’influence de son amour pour Janda. Récemment encore, il entrait dans les salles de douches pour nous frapper de sa cravache, ou bien il lançait des chiens sur nous, histoire de rigoler un peu. Jusqu’au jour oů il s’était mis à plaisanter avec Janda. Il en était tombé sérieusement amoureux. Janda avait décidé de l’éduquer, en employant des méthodes psychologiques, suivies à la lettre par Brüderlein. Un jour męme, il avait dit “Sie”61 à l’une de nous, ce qui prouvait une véritable métamorphose intérieure.
Brüderlein donnait le bras à Janda. Nous formions trois rangs de cinq et nous marchions dans un chemin sans barbelés, entre deux parties du camp. Nous rencontrâmes des hommes, des “musulmans” affamés qui nous regardaient de leurs yeux éteints. Ils cassaient de gros cailloux avec de petits marteaux. D’autres, fatigués, s’appuyaient sur des pelles dans des fossés fraîchement creusés. Ils nous enviaient, nous qui étions proprement vętues et qui marchions d’un pas vif, comme si nous allions en excursion. En passant près de ces squelettes vivants, nous avions honte d’ętre bien portantes et rassasiées.
— Chantez ! — proposa Janda.
Nous continuâmes à marcher en silence. Comment chanter en regardant ces malheureux ? Janda ne pouvait pas sentir cela, bien entendu. Elle avait besoin d’un cadre agréable pour son amour et pour son bonheur.
Celui qui l’entourait était formé par les crématoires, les « musulmans », les pierres, les fossés et quelques arbres...
— Je chanterai, lorsque les hitlériens iront casser des cail-loux ! — grogna Nela — maintenant, elle n’a qu’à chanter elle !
Nous passâmes près de la Blockführerstube. De la maisonnette verte, aux fenętres fleuries, sortit l’Aufseherin Hase, détestée de tout le monde.
— Die Damen von der Effektenkammer? Allons, on va voir ce que vous avez sur vous...
Elle s’approcha de chacune de nous et nous fouilla complètement. Elle finit par sortir triomphalement du soutien-gorge de la tranquille Ania, une paire de bas. Elle la gifla et hurla.
— Oů as-tu pris ces bas ? Pour qui ? Pour faire du commerce ? Tu n’as pas assez à bouffer, tu veux les échanger contre des patates ? Was? Du dummes Arschloch!
Ania se taisait. Sa joue portait la trace de la gifle. Janda, le dos tourné, jouait avec un chien, faisant semblant de ne rien voir.
Hase inscrivit le numéro d’Ania.
Nous entrâmes dans le camp. Quelqu’un de la Block-führerstube nous rattrapa. On nous ordonna de revenir sur nos pas et d’aider à hisser sur un camion de vieilles femmes, assises devant les fenętres fleuries.
Je m’approchai de l’une d’elles et lui tendis la main. Elle se leva :
— Fais bien attention, en me tenant, mon enfant, tu ne sais pas à quel point je suis fatiguée ! De tels voyages, à mon âge !
Je l’aidai à monter dans le camion. Elle répétait sans cesse, en souriant et en hochant la tęte :
— Quel voyage ! quel drôle de voyage !
« Elle doit ętre folle — pensai-je — rien d’étonnant d’ailleurs ! »
Mes camarades s’occupaient d’autres vieilles femmes et les aidaient à monter dans le camion qui démarra.
— Oů vont-elles ? — demanda Joasia à Janda, sur un ton d’écolière bien sage.
Janda la regarda assez troublée...
— Schönes Wetter haben wir heute. Nicht wahr, Joasia62 il faisait en effet très beau. Pourquoi Janda ne répondait-elle pas ? Je compris tout d’un coup : j’avais, moi-męme, fait monter dans un camion des gens qui allaient au crématoire. J’avais aidé cette gentille petite vieille qui aurait pu ętre ma grand-mère, de mes propres mains je l’avais installée dans la voiture de la mort !
« De toute façon, quelqu’un d’autre l’aurait fait. C’était un ordre, nous ignorions de quoi il s’agissait. »
« Oui — répondait en moi une autre voix — les SS aussi obéissent à des ordres. Eux, au moins, peuvent se justifier en disant qu’ils exterminent leurs ennemis. Mais nous ? Et moi ? Il fallait refuser, au risque d’ętre fusillée ! Ils arrivent à faire tout ce qu’ils veulent, car personne n’ose les contredire. Ce n’est pas vrai que je ne savais pas... Eux aussi, ils disent qu’ils ne savent pas ! Si j’avais réfléchi ... »
Cette idée ne me laissait pas en paix, je ne savais que penser. D’autre part, ne valait-il pas mieux, pour ces vieilles, mourir ainsi, plutôt que de souffrir au camp ?
« C’est donc une action humanitaire — répondait ironiquement en moi l’autre voix. — Eux aussi justifient leurs crimes par des buts humanitaires ! »
— Mon Dieu — gémit Nela à côté de moi — si quelqu’un m’avait dit, un jour, que j’aiderais à tuer des gens.
Le camp avait son aspect habituel. Des visages grisâtres, émaciés, des demi-cadavres qui se traînaient péniblement, avec leurs sabots, à la recherche d’os dans les ordures... Des Sztubowa et des Stubendienste portaient des chaudrons pleins de soupe. Parfois, au milieu de la Lagerstrasse, un SS provoquait la panique avec sa cravache. Dans l’ensemble, pas grand monde, tous ceux qui pouvaient travailler étaient aux champs. Dans l’air, l’odeur aigrelette du rutabaga.
J’entendis nettement siffler un train : c’était un nouveau convoi venant de Grèce. Janda nous ordonna d’aller dans une baraque et de surveiller les nouvelles arrivantes.
J’entrai dans une immense baraque vide et je compris pour la première fois le vrai sens du mot “Auschwitz”. Je compris à quel point j’étais endurcie, puisque je pouvais pénétrer dans cette baraque sans frissonner d’horreur. La terminologie du camp m’était familière : Zugang, Lagerstrasse, Aufseherin, Blockführerstube... Je ne disais plus « camarade », mais “Häftling”. Je ne demandais plus : « comment t’appelles-tu ? » mais « quel est ton matricule ? » Brusquement, j’eus peur, en pensant aux questions qu’allaient me poser les Grecques, j’eus peur à l’idée de voir ces femmes belles et saines, qui ne se doutaient de rien.
Tout se passa comme je l’avais prévu : les Grecques, élancées, avec des yeux noirs, et une peau mate, regardaient tout visage nouveau avec inquiétude. Elles essayaient de nous faire comprendre quelque chose par gestes. L’une d’elles s’adressa à moi en allemand :
— Oů sont allés nos parents en camion ?
— En camion ? — Je feignis l’étonnement.
— Il y avait trois camions — raconta-t-elle excitée.
On nous a dit que ceux qui étaient fatigués pouvaient partir en voiture. Les vieillards sont montés et ils ont disparu, et nous, on nous a amenées ici. Dis-moi oů ils sont allés, tu dois bien le savoir !
— Je pense qu’ils sont allés dans une autre localité, mais je n’en suis pas sűre !
— Nous ne les reverrons donc plus !
— Je crois que non.
Les autres écoutaient, le visage tendu. La femme leur traduisit notre conversation. Elles se mirent à pleurer.
On poussa violemment la porte et, dans la baraque entra un SS, très beau, un vrai jeune premier, traits réguliers, visage agréable. Grand, mince, il sourit gentiment et cria :
— Ruhe!
Qui est-ce ? demandai-je à une femme qui travaillait dans cette baraque.
— Mengele. Tu ne connais pas ce bourreau du Block des cobayes ?
C’était donc lui ! Je n’arrivai pas à établir un lien entre sa personne et les horreurs qu’il avait commises. L’apparence peut donc tromper à un tel point ! Cet homme semblait cultivé, honnęte, son visage inspirait la confiance, et c’était lui qui faisait ces expériences monstrueuses ?
Je revoyais Alma Rose, l’une des nombreuses victimes de ce bourreau. Après quelques jours passés dans son Block, elle s’était effondrée à bout de nerfs. Et à combien d’autres avait-on greffé des glandes, enlevé la moelle épinière, injecté des bactéries de maladies infectieuses. Je regardais ce monstre au beau visage, qui ne voyait en nous que des cobayes, je l’observais, je suivais attentivement chacun de ses gestes pour me pénétrer de l’idée qu’un tel homme peut ętre un monstre !
— Dites-moi, s’il vous plaît — il parlait d’une voix douce et polie, comme un professeur à des étudiants. — Y-a-t-il parmi vous une personne qui s’appelle Zenira ?
Pas de réponse.
— Si quelqu’un connaît l’allemand, je le prie de se présenter.
Une femme d’une beauté classique, très brune, très élégante, avec un chapeau blanc, sortit du rang.
— Je connais l’allemand — dit-elle avec coquetterie, comme une femme consciente de sa beauté, qui s’adresse à un bel homme.
J’eus l’impression, pendant un court instant, qu’il allait se présenter et qu’ils sortiraient de la baraque bras dessus bras dessous.
— C’est macabre ! — dit Basia. — Je me demande ce qui en résultera ! Pourvu qu’il ne nous remarque pas ! J’ai une de ces frousses !
— Je l’étranglerais avec plaisir. Je le hais plus que Hustek. Hustek, au moins, porte sa bestialité sur sa gueule...
Mengele demanda avec galanterie à la femme grecque :
— Aidez-moi, je vous prie, à retrouver Lidia Zenira.
Pourquoi avait-il besoin de cette Zenira ? Il voulait la sauver, sans doute ! J’avais entendu parler de tels cas. Il travaillait peut-ętre avec quelqu’un de sa famille qui lui avait demandé de le faire ? Peut-ętre que Mengele n’était pas un monstre, puisqu’il tenait tant à retrouver cette personne ?
Une femme sortit du rang et déclara que Lidia Zenira, son amie, faisait bien partie du convoi, mais que, très fatiguée, elle était partie en camion.
— En camion ? — Mengele était inquiet. — Schade!63 murmura-t-il et il partit.
— Que voulait-il ? — Nous nous perdions en conjectures. Wala entra.
— Ah ! Wala, pourquoi m’as-tu empęchée de mourir ? — lui dis-je. — A quoi bon m’avoir sauvée, cela ne servira à rien, tu le sais bien, il faut encore supporter tant de choses !
— Ne dis pas ça, Krystyna, la situation sur le front est excellente ! Aie confiance ! Ce monstre est venu ici ?
— Oui. Qu’est-ce qu’il voulait, Wala ?
— Il fait des expériences sur des jumeaux. Dans le convoi d’aujourd’hui devait arriver la jumelle de l’une de ses victimes. On a annoncé l’arrivée du convoi et maintenant, il cherche partout cette femme.
— Il ne l’a pas trouvée, elle est partie en camion !
— Pauvre Mengele ! — soupira ironiquement Wala. — Il est si difficile de trouver des jumelles ! Mais espérons qu’il y en aura d’autres ! On attend de nombreux convois de Hongrie. On doit brűler environ un million de Juifs hongrois. Je ne t’envie pas Krystyna, de travailler à Birkenau ! Mais, ça ne fait rien, tu dois tenir ! Préviens les camarades. Ce sera l’enfer ici. Mais nous sommes assez endurcies pour supporter le pire !
— Ils n’auront peut-ętre pas le temps d’exécuter leur plan, puisque tu dis que la situation sur le front est si bonne !
Wala me regarda avec pitié.
— Nous n’entrons sűrement pas en ligne de compte dans les plans stratégiques. Que veux-tu, Auschwitz est un petit village, et il y a tant de camps ! Les bobards concernant un débarquement me font rire ! Nous nous imaginons que nous sommes le nombril du monde ...
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Nous retournâmes à Birkenau. D’un pas lent, fatigué, nous rentrâmes dans notre enfer.
Après la douche, nous avions encore une demi-heure avant la fermeture des portes de notre baraque. Outre les barbelés qui entouraient Birkenau, d’autres, qui n’étaient pas électrifiés, cernaient les crématoires. D’autres encore séparaient les baraques des hommes de celles des femmes, pour rendre impossible toute rencontre. A la demande de notre chef, on avait męme mis des grillages à nos fenętres.
Je me dirigeai vers les baraques du Canada, avec un seau, bien entendu. Le puits se trouvait sur l’emplacement du Canada. Par les portes ouvertes, on assistait au travail nocturne, à l’intérieur des baraques. Des détenues triaient et mettaient en paquets les affaires des gazés. « Le convoi des femmes grecques, pensai-je, qu’est-ce qu’elles ont apporté ? » En męme temps, je compris à quel point j’étais devenue insensible !
Dans les premières baraques, on étalait robes, chemises, chandails, manteaux, dans les autres les valises et les sacs à dos. Plus loin, sous une sorte de hangar, des chaussures, des monceaux de chaussures, de femmes et d’enfants, de toutes les pointures et de toutes les formes. De grandes bottes à semelles de bois ou de cuir, de petites chaussures à semelles de liège... Plus loin encore, des voitures d’enfant abandonnées, de la vaisselle cassée ou intacte, des livres en différentes langues. Le long de la route par laquelle passaient les camions chargés de butin, traînaient des photos et des livres de prière, souvent des dollars en papier et d’autres monnaies. De la doublure des manteaux et des robes, on sortait souvent des dollars, de l’or, des diamants, qu’on vendait pour une bouchée de pain. Les photos et les livres de prière ouverts, accusaient...
« Je ne ramasserai pas ces photos, à quoi bon ? Pourquoi regarder les visages qui brűlent en ce moment ? » — me dis-je. Mais une pensée malsaine me poussa et je les ramassai. Un bébé souriant. gai, arrosait des fleurs... Une tęte blonde apparaissait derrière des lilas. Un homme âgé dans son laboratoire. La photo d’un jeune garçon, avec une dédicace, écrite en allemand. “Meiner allerliebsten Sophie, in Erinnerung an die schönen Tage in Saloniki. Sommer 1942”. Une femme à cheval, la męme avec un violon, un couple en train de s’embrasser, des photos de famille, en maillot de bain, des photos prises au bal, au tennis, des photos d’enfants... Beaucoup d’enfants ! Entre les baraques, dans la Lagerstrasse, on piétinait les souvenirs d’une vie éteinte.
Le SS de garde passa avec sa lampe, piétinant les livres de prière, les vętements. Il éclaira les baraques, les ruelles, vérifiant s’il n’y avait pas de détenues. Il alla jusqu’au tas de chaussures et revint.
J’étais près du puits. Je pompais l’eau lentement, très lentement. En face de moi, une petite lumière dans la baraque des hommes. Les barbelés étincelaient tout autour.
— Krystyna ! — j’entendis une voix masculine dans l’ombre. C’était Wacek. Après une courte hésitation, je sautai dans l’espace sombre, entre les baraques.
— Je te demande pardon, de t’exposer ainsi, mais... tu dois comprendre.
— Je comprends, la lune brille trop, n’est-ce pas ?
— Oui, et toutes ces étoiles qui scintillent, alors que tout nous est défendu ! C’est à devenir fou ! Il y aura de nouveaux convois. Veulent-ils brűler le monde entier ? C’est effrayant de regarder passivement les gens qu’on conduit à la mort, sans qu’ils se doutent de rien.
Des pas approchaient. Nous nous collâmes contre le mur de la baraque, les bras étendus. La lumière de la lampe était braquée dans notre direction. Notre cśur battait. La lumière passa derrière nous et disparut.
— C’est Bedarf qui est de garde. Il faut que tu partes, mais attends qu’il s’éloigne — murmura Wacek.
Nous étions silencieux.
— Comme ton cśur bat, Krystyna !
— C’est l’émotion...
— Écoute, il faut que je t’embrasse, crois-moi, il le faut, je n’en peux plus... — en disant cela, il m’attira vers lui avec une force extraordinaire.
Pendant un instant, un court instant seulement, les étoiles se mirent à tourner au-dessus de moi, ma tęte bourdonnait.
— A qui le seau ? — cria quelqu’un près du puits.
— A moi !
Je courus et saisis le seau. Dans ma hâte, je répandis la moitié de l’eau.
On ferma les portes derrière moi. Il était grand temps de rentrer.
Je me couchai immédiatement. Basia était déjà au lit, très énervée.
— Oů étais-tu ?
— Elle avait un rendez-vous — dit quelqu’un.
— Avec qui ?
— J’embrassais un homme.
— Non ! — Basia tressaillit. — Tu divagues ! Comment ! Oů ?
— Mon Dieu ! Basia, quelle importance ! Dormons plutôt !
Demain. il y aura de nouveaux convois de Hongrie. Eux aussi s’embrassent encore aujourd’hui... Et demain ? Bonne nuit Basia !
Je restai longtemps éveillée. Par les fenętres grillagées on apercevait un lambeau de ciel étoilé. Un ronflement régulier et des soupirs profonds montaient des lits. La cheminée fumait : des Juifs grecs étaient en train de brűler..

 

 


 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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